La Constitution établit les règles fondamentales qui structurent l’ordre juridique de l’État et encadrent l’élaboration des lois. Elle émane du contrat social qui inclut en principe la population tout entière. Elle est censée représenter la volonté générale, avec la finalité de fédérer, non de diviser. En régime démocratique, il est essentiel qu’elle établisse une relation de confiance entre les gouvernants et les gouvernés.
Au Luxembourg, la majorité de la population est sans doute favorable à une dépénalisation plus ou moins large de l’avortement. Mais définir l’IVG comme droit fondamental ? Il faut se demander si ce n’est pasune minorité militante qui l’exige ![1] La constitutionnalisation d’un tel droit est loin de faire consensus. Par l’inscription de l’IVG dans la Constitution, la relation de confiance entre gouvernants et une bonne partie des gouvernés sera ébranlée.
Dans son discours historique du 26 novembre 1974 Simone Veil, icône du féminisme européen, a explicité l’esprit de son projet de loi, non sans inquiétude : « Je le dis avec toute ma conviction. L’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ? Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire devant cette assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. »[2]
L’IVG est une tolérance légale, une dérogation au droit à la vie qui, lui, est inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme[3] et dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme[4]. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques indique que « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine » (art.6). Nulle part le champ d’application n’exclut l’enfant à naître ! Il y a surtout lieu de citer le Préambule de la Déclaration des Droits de l’Enfant qui spécifie que la protection de l’enfant vaut autant avant qu’après la naissance : « … l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux, notamment d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance. » Enfin la Constitution du Luxembourg stipule dans l’article 12 que « la dignité humaine est inviolable » et dans l’article 13 (1) que toute personne a “droit à son intégrité physique et mentale”.
Signataire de ces textes de base qui établissent tous le droit à la vie sans spécifier qu’il ne s’appliquerait qu’à partir du moment de la naissance, le Luxembourg devrait en respecter la lettre et l’esprit, même si la Cour Européenne des Droits de l’Homme entretient sciemment l’équivoque sur le statut de la vie prénatale et en laisse l’appréciation aux États.
Or, l’argumentation en faveur de la proposition de révision constitutionnelle n° 8379 fait totalement silence sur l’être humain avant sa naissance, alors que la loi du 15 novembre 1978 relative à l’information sexuelle, à la prévention de l’avortement clandestin et à la réglementation de l’interruption de la grossesse, révisée en 2012 , en 2014 et en 2025, « garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie« .[5] Si le « droit à l’avortement », qui existe de facto depuis 2014 au niveau législatif, figure dans la Constitution, le législateur sera définitivement obligé à supprimer cet article premier.
Dès lors la balance habituellement invoquée, notamment par la Cour Européenne des Droits de l’Homme[6], entre le droit à l’autodétermination de la femme et le droit de naître penchera à 100 % du côté de celle-là, au détriment total de celle-ci.
Comme la proposition de révision constitutionnelle n° 8379 escamote l’être humain non encore né, rappelons qu’objectivement tout avortement signifie son élimination. Il ne s’agit donc pas d’un acte médical normal ou d’un acte de santé banal. Le commencement factuel de la vie n’est ni une notion juridique, ni une appréciation philosophique, mais une réalité que l’on ne peut nier, ni sur le plan scientifique ni sur le plan personnel. Entre un enfant à naître et un enfant né, ou entre un nourrisson et un adulte, il y a différence de degré, mais pas différence de nature. Le développement de la vie est un continuum. Chaque être humain a son code génétique dès le départ. Il est unique, irremplaçable. Le cœur commence à battre entre la 5e et la 6e semaine d’aménorrhée ; à 12 semaines tous les organes et membres sont développés.
L’accès à l’avortement en milieu hospitalier dans le délai légal de 12 semaines de grossesse est de fait autorisé et ne rencontre pratiquement pas d’obstacle depuis 1978 : jamais depuis plus de 50 ans, il n’y a eu ni plainte d’un côté ni poursuite judiciaire de l’autre. La révision de la loi en 2014 a aboli toutes les indications ainsi que l’obligation d’une consultation psycho-sociale. La récente législation de juillet 2025 supprime le délai de réflexion.
Depuis lors, aucun parti, aucun des 60 députés n’a signalé la moindre volonté de rendre illégale la pratique de l’avortement. Le « péril » évoqué dans la proposition de révision constitutionnelle, et étonnamment répercuté par le Conseil d’État, n’est nullement en vue.
Le Luxembourg n’est pas l’Amérique ! Ni du reste la France ! Tirer le principal argument d’une spéculation sur le très long terme est une entreprise pour le moins hasardeuse et peu consistante. Le législateur est-il en droit d’anticiper par fiction l’esprit de la loi à venir ?
En fait il y a lieu de distinguer entre les motifs déclarés (réaction à la révocation de Roe/Wade aux Etats-Unis en 2022, imitation de la France, portée symbolique, consolidation et pérennisation d’un « droit ») et l’intention patente d’abuser de la Constitution pour favoriser l’ agenda setting idéologique des « droits reproductifs et sexuels ».
Cela nous mène à évoquer les conséquences et les risques concrets de la proposition de révision constitutionnelle n° 8379 :
1) Pression accrue pour de nombreuses femmes concernées
La pression sociale et psychique sur les femmes enceintes dans le doute ou le dilemme se renforcera. Les personnes de l’entourage qui recommandent la « solution » de l’avortement (souvent dans leur seul intérêt) sauront s’appuyer confortablement sur l’article 15 soumis actuellement à révision : l’avortement apparaîtra comme un simple acte de santé, le cas échéant un dû, voire un bienfait. Une banalisation !?
Il n’y aura plus guère de place pour un véritable accompagnement. Abandonnées à la solitude, bien des femmes seront confrontées durablement au syndrome post-avortement, isolées dans leurs regrets et leur mal-être. Selon un récent sondage de l’IFOP l ’avortement n’est toujours pas considéré comme un acte banal.[7]
2) Suppression du délai légal d’avorter
Avec l’inscription de l’IVG dans la Constitution comme droit fondamental, le législateur pourra être amené à porter atteinte au règlement du délai : il ne sera plus possible de refuser à une femme ayant dépassé le délai de 12, 14 ou x semaines de se faire avorter. Le cas échéant la Cour constitutionnelle, saisie par la juridiction compétente sur plainte individuelle, pourrait faire abolir tout délai, comme c’est déjà le cas en Angleterre[8] ou dans certains États nord-américains. L’avortement serait alors autorisé pendant les neuf mois de gestation !
3) Risques pour les médecins et le personnel médical
L’avortement, incompatible avec le serment d’Hippocrate, n’est pas un soin médical normal. Les médecins qui, pour des raisons éthiques ou confessionnelles, refusent de pratiquer l’ avortement y pourront être contraints par l’État. « Certains réflexes anciens demeurent néanmoins actuels, avec des praticiens qui refusent parfois encore de pratiquer l’IVG », telle la remarque dépréciative de Marc Baum dans sa proposition de révision. La liberté de conscience qui repose sur le respect des convictions personnelles des médecins et des soignants ainsi que sur la déontologie médicale sera menacée.
4) Remise en cause des services de consultation pro-vie
L’introduction d’un « délit d’entrave à l’avortement« , d’ores et déjà revendiqué, risquera de se tourner contre quiconque essaie d’informer une femme sur les risques d’un avortement et sur les perspectives d’accompagnement et d’aide, dont l’adoption. Une forme de censure sur les discours qui visent à promouvoir des alternatives à l’avortement sera mise en place.
De manière générale, la liberté d’expression sur les grandes questions éthiques risquera d’être étouffée.
5) Augmentation du nombre d’avortements
Depuis 2014, le nombre d’avortements est en nette hausse au Luxembourg. La constitutionnalisation et ses effets accentueront cette évolution.[9]
Conclusion
Le dessein de procéder à la modification de l’article 15 par l’ introduction d’un « droit à l’interruption volontaire de grossesse » est d’une gravité exceptionnelle.
L’une des valeurs fondamentales de la civilisation occidentale, mais aussi d’autres cultures et traditions philosophiques, repose sur la dignité de la personne humaine. Inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution revient à nier cette dignité.
Le Grand-Duché serait le premier État au monde, exception faite de la Yougoslavie communiste (1974), à franchir ce pas ![10]
Outre le fait que la Constitution serait détournée de ses vrais objectifs, la notion et la vocation même du droit s’en trouverait défigurée, car un droit ne peut exister qu’en vue d’un bien (cf. Droit à l’eau potable, droit à l’éducation, droit au travail, etc.).
C’est l’enfant conçu qui a un droit fondamental à la vie, indépendamment d’ailleurs de tout texte juridique qui ne crée pas ce droit mais, en conformité avec les grands textes sur les droits humains, ne fait qu’en constater l’existence.
Si un jour la Constitution était à réviser, ce serait plutôt le droit à la vie qui y aurait sa place.
Enfin, il est inconcevable que pendant la législature en cours la Chambre des Députés procède à la révision proposée, ne fût-ce que parce qu’elle ne figure ni dans les programmes électoraux des deux partis de la majorité, ni dans le programme gouvernemental. En votant aux dernières élections, les citoyens n’étaient pas au courant d’un tel projet, et seraient aujourd’hui privés de toute participation démocratique sérieuse à ce sujet.
L’Œuvre pour la Protection de la Vie Naissante demande aux députés de s’opposer à la proposition de révision constitutionnelle n° 8379.
Pour le conseil d’administration :
André Grosbusch
Président de l’Œuvre pour la Protection de la Vie Naissante
Marie-Josée Frank
Vice-présidente
1er septembre 2025
[1] La pétition 3096 lancée à cet effet en été 2024 n’a recueilli que 558 signatures. Le 20 octobre 2010, le Collectif « Si je veux » a déposé une pétition réclamant le droit à l’avortement avec 3.253 signatures péniblement récoltées pendant près d’un an, soit un nombre bien en-deçà des 5.500 signatures qui seraient aujourd’hui requises pour un débat public à la Chambre des Députés.
[2] https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/simone-veil-26-novembre-1974
[3] Article 3 : Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.
[4] L’article 2 dela Convention européenne des droits de l’homme est intitulé « droit à la vie » ; il est le premier droit substantiel proclamé dans la convention et l’un des essentiels car considéré comme « le droit humain le plus fondamental de tous » ou comme le « droit suprême de l’être humain », mais surtout comme « la condition d’exercice de tous les autres ».
[5] Cet article est conforme à la Convention révisée (2000) sur la protection de la maternité (n° 183) dans le cadre de la Charte sociale de l’Organisation Internationale du Travail, dont le préambule prend acte « de la nécessité d’assurer la protection de la grossesse, en tant que responsabilité partagée des pouvoirs publics et de la société ».
[6] Arrêt Tysiac-Pologne, paragr. 106 : « La Cour considère que le droit de la femme enceinte au respect de sa vie privée devrait se mesurer à l’aune d’autres droits et libertés concurrents, y compris ceux de l’enfant à naître. » Elle invoque une « mise en balance proportionnée des intérêts concurrents en jeu ».
[7] Même si une grande majorité des Français est favorable au libre accès à l’IVG, 88% des hommes et 91% des femmes considèrent qu’un avortement laisse des traces psychologiques difficiles à vivre pour les femmes ; 65% des personnes interrogées estiment que la société devrait davantage aider les femmes à éviter le recours à l’IVG. Si on faisait une étude semblable au Luxembourg, les résultats ne devraient guère différer. (cf. IFOP, sondage de janvier 2025, Les Français et l’Interruption volontaire de grossesse).
[8] Par « l’ amendement Antoniazzi » du 17 juin 2025, le Parlement britannique dépénalise l’avortement pendant toute la grossesse. Avant, le délai était fixé à 24 semaines.
[9] La France, ultralibérale en la matière, compte plus de 240 000 avortements par an (sur 65 millions d’habitants), alors que l’Allemagne, restée attachée au principe d’équilibre entre le droit à la vie et le libre choix des femmes, compte autour de 100 000 avortements par an (sur 82 millions d’habitants).
[10] Même la France n’a pas établi un « droit », mais une « liberté garantie d’avorter ».